« C’est calme en ce moment, trop calme… » En essuyant les verres du restaurant où il est salarié à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), Cédric Dérouin, 34 ans, évoque en quelques minutes, pêle-mêle, les fermetures successives de dizaines de commerces dans le centre-ville, le licenciement économique de son unique collègue il y a quelques mois, l’incertitude qui pèse sur son avenir comme sur celui des ouvriers des chantiers de l’Atlantique, principal employeur du secteur. « Y’a plus de commandes… Que va-t-il se passer quand les deux derniers bateaux seront livrés ? » s’interroge-t-il morose.
Mais où est-il celui dont nous avions lu les messages enthousiastes et fédérateurs sur Facebook ? Celui au ton plein d’espoir que nous avions eu au téléphone ? Il faut lui laisser le temps de fermer boutique. Le suivre jusque chez lui et le voir enfin nous présenter avec un plaisir non feint, malgré la pluie battante, les poireaux et le petit chou qui ont poussé dans le bac qu’il a installé devant sa maison, surmonté d’un accueillant panneau « nourriture à partager », petit supplément d’âme dans ce lotissement neuf.
Faire un potager non pas derrière mais devant chez soi et laisser les légumes qui poussent à disposition de ceux qui en ont besoin : une idée, bête comme chou oserait-on dire, qui est au cœur d’un joyeux mouvement parti d’Angleterre sous le nom d’« Incredible edible», et qui est en train de conquérir la France de commune en commune sous le nom d’«Incroyables comestibles » avec la rapidité d’un bon « buzz ».
« Tout a commencé en 2008 à Todmorden, une cité industrielle du nord de l’Angleterre, touchée de plein fouet par la crise, raconte celui qui a repéré puis importé la démarche en France, et d’abord chez lui en Alsace, François Rouillay. Pour recréer du lien social, des habitants ont eu l’idée de transformer un jardin floral en jardin potager et d’indiquer « food to share » (« nourriture à partager »). Puis des bacs plantés de légumes sont apparus un peu partout des cours d’écoles jusque devant le poste de police. Ce qui a non seulement permis de souder la communauté, mais a redonné à tous le goût du consommé local. »
En mai, François Rouillay commence par planter devant chez lui, bientôt imité par un voisin. Puis, en homme de son temps, il pose sa bêche et allume son ordinateur. Plutôt que de restreindre le projet à sa seule ville de Colroy-La-Roche (Bas-Rhin), il crée une page Facebook « Incredible Edible France » pour inviter d’autres amateurs à faire comme lui. Et c’est ainsi que de « like » en « j’aime » (recommandation d’une publication sur Facebook) le mouvement a traversé la France en moins de six mois, d’est en ouest, du nord au sud, pour former aujourd’hui une jolie communauté aux six coins de l’Hexagone, illustrée par les petites pousses sur cette carte.
C’est par ce réseau social que Cédric Dérouin découvre les premières plantations faites en Alsace. Il s’y mettra pendant l’été « J’avais récupéré des plants de poireaux, mais beaucoup trop pour la taille de mon potager. Plutôt que de les jeter, j’ai décidé de planter mon surplus de poireaux ici et d’inviter les passants à se servir gratuitementet vous voyez, des gens en ont pris !» dit-il en montrant une rangée dépeuplée.
Une première étape, mais déjà il rêve d’un projet qui se déclinerait dans toute la ville. En lieu et place d’un vaste terrain en friches, il imagine un grand potager collectif : »à côté du foyer des jeunes travailleurs, cela aurait du sens« . Les plates-bandes des HLM pourrait offrir carottes et pommes de terre. Et ces palmiers qui vivotent sur l’avenue principale ? « Nous voudrions convaincre la mairie de remplacer chaque arbre mort par un arbre fruitier : ce ne serait pas seulement décoratif mais utile. Ceux qui seraient dans le besoin pourraient directement se servir en pommes ou en poires ».
A son tour, il a crée une page Facebook qui fait boule de neige. C’est ainsi qu’il devient l’un des pivots du mouvement dans l’ouest de la France, recevant désormais des sollicitations de toute la Bretagne comme de Poitou-Charentes. « Ce qui séduit les gens c’est que le processus est très simple. Il n’y a aucun bulletin d’adhésion à remplir. Il suffit d’installer un bac et de planter, explique-t-il. Récemment quelqu’un de Nantes a proposé de venir nous aider. J’ai répondu : ‘plante plutôt ton bac !’ Il vit en appartement mais on a aussi été contacté par une Nantaise qui a un jardin mais pas le temps d’y planter des légumes. Il suffisait de faire le lien ! »
Voilà comment des gens d’âge, de milieu, de convictions politiques différentes entrent peu à peu en contact au fil de l’hiver dans toute la France, pour mieux se préparer aux plantations du printemps.
Extrait de la page Facebook Incroyables Comestibles Bretagne-Pays de la Loire, annonçant la création d’un groupe à Lannion (Côtes d’Armor) et recevant une sollicitation de la région lyonnaise. DR
« A Saint-Nazaire, il y aussi bien des personnes qui vivent en HLM que des propriétaires de grands pavillons qui veulent participer, raconte Cédric. Des qui travaillent, et des qui sont au chômage. » Le projet a agrandi son cercle de connaissances, lui a fait rencontrer nombre d’associations dont il ne soupçonnait pas l’existence et a également permis à ces dernières, les unes proches du jardinage, les autres intervenant dans le champ de l’insertion, de se rencontrer entre elles.
Le 7 octobre, création d’un jardin potager partagé dans le jardin des plantes de St-Nazaire. © C.Brulavoine
Ce soir pluvieux de décembre, ils sont une dizaine à se retrouver autour d’un verre pour discuter de la mise en place du projet. Chacun se présente : on est « ami » sur Facebook mais pas encore dans la vie ! Il y a là de vieux baroudeurs de la cause écologiste et des mouvements alternatifs, mais aussi des novices, comme Sandra Bacot, 32 ans, institutrice. « J’aime l’idée de voir le jardin comme quelque chose d’utile et pas seulement pour son petit bonheur personnel » confie-t-elle. Elle écoute, attentive, les plus expérimentés lui expliquer des techniques qui vont permettre de planter des légumes pour un investissement minimum en temps et en euros, des solutions écologiques bien sûr. Elle découvre ainsi l’échange de graines (lire sur ce blog : Jardinier résistant échange graines de laitues contre plants de tomates) ou la « permaculture ».
Doucement la conversation devient débat sur la marche du monde. « Le composte, l’échange de graines, le potager… Quand on parle de cela avec nos grands-mères, elles nous disent qu’on a rien inventé, parce qu’elles faisaient tout ça ‘avant’. Mais pourquoi ont-elles arrêté ? » s’interroge Christina Brulavoine, 42 ans, assistante de direction.
En Alsace, François Rouillay croit bien qu’une « révolution » est en marche. A Saint-Nazaire, on s’enthousiasme, mais on se demande encore : « est-ce que les gens vont réussir à dépasser l’idée de la propriété du temps passé ? Tu sèmes, tu bêches, tu y passes du temps, et en deux jours, tout est ramassé par des inconnus… Il faut vraiment réussir à aller au-delà de l’individualisme… » développe Dorothée Bourdeaut, kinésithérapeute de 30 ans qui a fondé la cellule nazairienne avec Cédric. « Il faut que ce ne soit pas rare, lance Sandra. « Il faut que ça ne coûte presque rien », ajoute Dorothée. « Moi j’y crois à 600 %, s’enthousiasme Cédric. Il n’y a pas de raison que la mentalité des gens n’évolue pas. Là, on voit bien que ça intéresse du monde, il faut tout faire pour que ça se concrétise par des plantations partout au printemps ! »
Militant à ATTAC, Thierry se souvient combien lors de la fondation du mouvement, en 1998, tout le monde croyait « un autre monde » possible. Quatorze ans après, le résultat est en demi-teinte. « La différence, c’est qu’à ATTAC on a commencé par beaucoup de théorie sur la mondialisation avant de réfléchir à l’action citoyenne. A Incroyables comestibles on n’est pas dans la théorie. On dit aux gens : ça vous intéresse ? Très bien, prenez un bac et plantez ! On attend pas le grand soir, on met les mains dans la terre ! »
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